Dernier amant, dernier amour
Mon dernier amant, rencontré le 29 janvier 1986 dans un crusing-bar à la mode à Québec, le Bogarte. La journée où j'ai acheté mes belles bottes rouges pour jouer dans l'eau. Entre les courses et un spectacle de jazz, j'avais une heure à perdre. Décidée de suivre un régime pour maigrir, donc, eau Perrier, juchée sur un banc, en retrait, l'œil à la faune, vous avez dû vous rendre compte que j'observe tout, et tout le temps. Un monsieur vient s'asseoir près de moi, supposément parce qu'il avait mal aux pieds. Il engage la conversation, je lui demande :
- « es-tu libre ? »
- « oui »
- « alors, je veux bien te parler »
Château Frontenac
Nous sommes allés au Clarendon entendre le jazz. Nous étions électrisés, éblouis l'un de l'autre, les musiciens se sont mis à jouer pour nous. Quand j'ai frôlé son cou, de grands frissons l'on parcouru de la tête aux pieds. Nous avons passé la nuit au Château Frontenac,
de gros morceaux de glace descendaient paresseusement le fleuve dans une lumière
féerique, tout était féerique ! Le lendemain matin, alors que je me brossais les
dents avec mes doigts, il me dit doucement qu'il n'était
pas tout à fait libre !
- « Oh la la, ça veut dire quoi ? »
Sa femme avait un amant depuis plus d'un an, ils faisaient chambre à part, etc.. J'ai pas le goût de m'encombrer de mensonges, d'attentes, de secrets, de mystères, je ne veux rien savoir des hommes mariés ou engagés.
Merde, merde de merde.
La magie
Trop tard, la magie était entre nous. Il m'a suivie à la maison, nous avons passé trois jours d'intimité intense.
Ensuite, il arrivait, une bouteille de Champagne (des bulles) à la main, nous allions la boire sur un des quais le long du fleuve, avec une jolie nappe et des beaux verres.
Nous disputions de chaudes batailles au "Buggles", faisions des mots croisés, déjeunions au restaurant, marchions dans les champs à la découverte des talles de
fraisiers en fleur, nous promenions dans la campagne environnante en chantant de
vieilles chansons d'amour, passions des heures au lit aussi. Il m'expliquait le sol, les glissements de terrain, mille choses de la terre qui m'intéressent au plus haut point. Natif d'un village voisin, c'est le nom de Saint Prosper qui l'a accroché. Ici, il retrouvait sa terre natale, l'air de son enfance, la parlure de ses origines.
Tout était bonheur
Au printemps, nous sommes allés quelques jours à
Toronto où il donnait une conférence savante. Logés au Harbor Castle, en face des îles, nous mangions dans toutes sortes de restaurants, raffinés, très romantiques avec violons et Champagne, ou bouiboui du Chinatown. Pique-nique le long du chemin, auberge campagnarde, fromage et saucissons sur l'herbe,
tout était bonheur. Homme ouvert, cultivé, ayant beaucoup voyager, d'un humour fin qui me faisait tordre de rire. J'étais conquise.
Temps de laver son linge
Au printemps, il a entrepris les procédures de
divorce, mon prince charmant tournait au vinaigre, j'ai été incapable de refaire ce chemin, même avec lui. Il y a trop de crotte là-dedans, surtout les questions d'argent,
le brassage de rancœurs, la haine, l'amertume, les vacheries, le climat de méfiance.
Je suis partie en Amérique du Sud pour lui laisser le temps de laver son linge.
Il ne m'a pas pardonné, ma liberté je crois.
Émerveillés tous les deux
Ingénieur, il enseigne la mécanique des sols à l'université. Un scientifique, un chercheur, une vraie bol en son domaine. Il a travaillé comme consultant aux travaux de la
Baie James et autres grands projets importants. Nous formions un couple extraordinaire, lui et moi, d'une grande rigueur intellectuelle, mais de façon tellement différente que nous en étions étonnés, ravis et émerveillés tous les deux. Voyez-vous le portrait.
À coups de chagrins
Les liens se sont effilochés, à coup de chagrins. Lui savait que jamais il ne m'amènerait dans sa vie. Il s'est mis à dire que si un tel amour était né, il en viendrait d'autres assurément. Je disais, ce que nous vivons est unique, précieux et rare. Il avait peut-être raison, pour lui.
Étoiles filantes
Depuis, il y a eu quelques pâles étoiles filantes, rien de viable.
Vous vouliez que je vous parle de mon dernier amant, c'est de mon dernier amour dont il est question.
Si je passais trois jours à peaufiner cette histoire de cœur, elle serait encore en-dessous de sa beauté et loin de la nostalgie qui me prend au ventre quand je la brasse.
J'ai vu la première grive de la saison, entendu le pluvier kildir, le voisin a rencontré les outardes. Tout vient plus tard au nord, mais vient tout de même.
Les corneilles font un tapage extravagant pour leur grosseur.
le jeudi 4 avril 1991
Réponse du frère Jérôme